La cravate est morte. Cette phrase te semble connue, déjà entendue ? C’est normal, cela fait au moins vingt ans qu’on te la ressort tous les six mois. La cravate est morte, comme le cobol. Et cette lente agonie semble ne jamais prendre fin. Si tu es de cet avis et que la cravate n’est pour toi qu’un accessoire symbole d’oppression et d’obligations professionnelles, cet article n’est pas pour toi. Pour les autres, ceux qui voient dans ce bout de tissu une pièce maîtresse du vestiaire masculin, penchons-nous un peu plus sur sa conception. Je ne parlerai pas tant ici de style que de technique et des détails propres à une bonne cravate.

Son origine
La légende veut qu’en Europe la cravate apparaisse lors des règnes de Louis XIII et Louis XIV, importée par des mercenaires croates qui portaient une sorte de foulard /écharpe autour du cou. L’origine du nom viendrait de là. Est-ce vrai ? Probablement pas totalement. Il est fort probable que les hommes portaient déjà des rubans de tissu autour du cou (ne serait-ce que pour se protéger du froid), et ce bien avant Louis XIII (on peut trouver des exemples en Asie au IIIème siècle avant J.C. ou dans les uniformes de l’empire romain). Ce qui est plus probable, c’est que ces soldats croates lui donnent pour la première fois un statut de pièce entière d’uniforme (or on le sait, le lien entre uniforme et vestiaire masculin est très fort), et en feront leur symbole puisque leur régiment sera appelé par Louis XIV « Royal-cravates ». Plus intéressant, c’est aussi Louis XIV qui crée la fonction de cravatier, dépendant du Grand Maître de la Garde-Robe, et chargé de choisir et d’ajuster la cravate, les boutons de manchettes et les diamants du roi.

A partir de là, elle deviendra un indispensable de la tenue masculine. Bien sûr sa forme, sa construction évolueront au fil des décennies pour suivre les modes (tantôt bouffante, tantôt discrète) et surtout s’adapter. En effet, la cravate est totalement dépendante du col de chemise, et a donc dû s’adapter à celui-ci lors de ses mutations, avant de devenir le col replié que nous connaissons aujourd’hui.
Comment se compose une cravate ?
Le tissu le plus utilisé pour réaliser une cravate est la soie. Mais ce n’est pas tout. Il y a en réalité 3 parties dans une cravate, un peu comme dans une veste de costume. La principale c’est donc le tissu qu’on voit. Historiquement, Annalisa Calabrese m’expliquait que les cravates étaient deux morceaux de soie cousus l’un contre l’autre, simple à réaliser, mais peu esthétique, puisqu’on voyait la couture sur la face avant de la cravate. La solution trouvée pour résoudre ce problème a été de replier vers l’arrière le tissu, afin de cacher les coutures, et ce tout le long de la cravate, donnant ainsi naissances aux fameux plis de cravates (sur lesquels je reviendrai plus tard).
La seconde, c’est ce qui correspondait donc au tissu au verso, et qu’on appelle doublure (oui comme à l’intérieur de la veste, le tissu qui permet de cacher toutes les coutures). Enfin, à l’intérieur se cache un troisième tissu appelé triplure. C’est une toile, la plupart du temps en laine, mais aussi en lin ou en crin de cheval qui a pour but de donner de la structure à la cravate et de lui permettre de maintenir sa forme. Elle est surtout nécessaire sur la partie qui va être autour du col et qui va servir à réaliser le nœud, c’est là qu’on a besoin de maintien. En se rapprochant des extrémités, elle n’a plus beaucoup d’utilité, on la coupe donc en général 15 à 20cm avant pour les cravates non doublées.

Si la triplure est peu connue, c’est elle qui va imposer le style d’une cravate. Une triplure épaisse va faire une cravate rigide avec un nœud assez volumineux (assez français si l’on veut), au contraire une triplure très fine va donner une impression de légèreté, la cravate tombera moins à pic (on retrouve cela chez les cravatiers italiens).
Une histoire de plis
On voit souvent chez les marques de cravates un peu haut-de gamme la mention d’un nombre de plis. Comme je l’expliquais précédemment, le tissu est replié dans le sens de la longueur des deux côtés, ce qui donne ces fameux plis. Le standard est à 3 plis. Pourquoi trois ? J’ai du mal à savoir, mais un des deux côtés est effectivement plié deux fois, c’est ainsi. Ces plis, en particulier si la doublure est épaisse et que la cravate a été repassée par un haltérophile, donnent eux aussi une certaine tenue à l’ensemble.
Mais alors, pourquoi existe-t-il des cravates 4,5,6,7,10 et même 12 plis ? Historiquement, cela remonterait à la seconde guerre mondiale. La laine étant utilisée pour l’armée, les cravatiers se sont retrouvés démunis. Ils ont alors eu l’idée de faire des cravates beaucoup plus larges et de les replier un nombre plus important de fois, afin que ce soit la quantité de soie qui structure la cravate. C’est ainsi qu’est née la cravate 7 plis (puisque pliée… 7 fois). Il ne me semble pas que ces plis multiples aient énormément subsisté à partir des années 60 (sauf peut-être à Naples) et toutes les cravates que j’ai pu croiser dites « vintage » sont majoritairement 3 plis. C’est avec le renouveau de l’art sartorial et l’explosion des blogs, tumblr et autres que la cravate s’est redéveloppée, et que les ateliers ont commencé à proposer des produits différenciants et surtout différentes gammes de produits plutôt qu’un produit unique. Après le retour de la cravate 7 plis, qui demande quand même beaucoup de tissu, le marché a vu apparaître un choix plus large, notamment en 5 plis (déjà proposée depuis un certain temps par Patrizio Cappelli) puis 10 ou 12 pour ceux recherchant de l’exclusivité.

Personnellement, j’ai souvent eu des cravates 7 plis dont le nœud ne me satisfaisait pas. Un manque d’équilibre avec la triplure peut-être ? Il m’arrive d’en commander mais uniquement quand je connais bien le faiseur et que j’ai toute confiance dans son produit.
Quelques points techniques
Il y a quelques particularités dans la réalisation d’une cravate qui méritent d’être notées :
- Le tissu est coupé de biais, à 45° afin que la cravate, qui pend dans le vide, ne se déforme pas. Avec une longueur de tissu on fait donc forcément deux cravates. Le pan large est découpé au niveau de la diagonale du tissu, et le petit pan à côté. Ainsi la couture qui relie ces deux morceaux se retrouve toujours au niveau du col (on a besoin d’un pan large plus long, puisqu’il faut la longueur nécessaire pour faire le nœud).

- La doublure peut être faite dans n’importe quel tissu. Les modèles cheap utiliseront du polyester (même avec un tissu en soie) et les plus qualitatifs de la soie, souvent unie (bleue). Le must est d’utiliser le même tissu pour la doublure que le tissu principal, ainsi tout est cohérent.
- Comme certaines vestes, les cravates peuvent être non doublées. Dans ce cas, le tissu est roulotté sur son bord (comme une pochette). Ça peut être superbe, c’est une finition très recherchée, mais cela demande énormément de dextérité. Par ailleurs, la doublure est moins utile avec une cravate 7 plis, même si beaucoup la mettent quand même (roulotter le tissu d’une cravate 7 plis c’est un coût non négligeable).

- La triplure n’était historiquement pas présente sur les modèles 7 plis, on la retrouve aujourd’hui sur la grande majorité de la production. Il est toujours possible de la raccourcir au strict minimum afin de donner à la cravate un côté plus léger mais il est toujours plus sûr d’en avoir au niveau du col. Cela dit, il est aussi possible de trouver des cravates 7 plis sans triplure ni doublure. Cela fait des modèles extrêmement légers et très aériens qui auront tendance à pas mal bouger ou se déplier.
- A chaque extrémité, le fil qui permet l’assemblage final de cravate est terminé par une bride (un « travetto »), faite à la main (pour une cravate digne de ce nom), c’est un joli détail. Il est à noter que plus il y a de plis, plus celui-ci est positionné haut afin de laisser profiter de la beauté du tissu qui se déplie.
- A l’arrière du pan le plus large, se trouve une boucle de tissu qui permet de faire passer le petit pan afin qu’icelui ne soit jamais visible. La tendance est à laisser le petit pan vivre sa vie pour donner un côté moins rigide. C’est en général au niveau de ce passant que certains mettent l’étiquette de la marque, afin de se dispenser de mettre un passant. Mais il est peu probable qu’une étiquette attachée par 4 points tienne bien longtemps… C’est une économie de bout de chandelle.

- Lorsqu’on ouvre les pans d’une cravate, on peut voir une boucle de fil de couture. Ce fil court tout le long de la cravate et se termine par une boucle à chaque extrémité. Appelé fil de friction, coulissant, ou de réserve, il aide la cravate à reprendre sa forme initiale malgré sa vie mouvementée.
Et le tissu dans tout ça ?
C’est bien le plus important, c’est sur lui qu’on craque. Mettons immédiatement de côté cette diablerie qu’est le polyester. On trouve pour la cravate les mêmes tissus que pour le reste du vestiaire.
La soie : matière par excellence de la cravate, elle amène un côté luxueux, chaud à l’ensemble de la tenue. Historiquement on utilisait des soies dites jacquard, où un ingénieux métier à tisser Jacquard (du nom de son inventeur) permettait de créer des motifs en mélangeant des fils de différentes couleurs. Cela fait souvent des soies un peu plus lourdes au tombé assez droit (idéales pour supprimer la doublure). Avec l’apparition de nouvelles technologies, beaucoup de modèles sont réalisés à partir d’une impression sur un twill de soie. Cela permet de créer une infinité de motifs en utilisant toutes les couleurs possibles sans trop complexifier le processus. Cela n’en fait pas de la soie moins noble pour autant, d’autant qu’il existe différentes qualités de twills, dont certains sont magnifiques. La grenadine de soie est un tissage particulier qui amène une légère texture à la cravate. C’est le tissu phare de la fin des années 2000. Plus texturée, la soie sauvage dite shantung se rapproche des imperfections qu’on peut trouver sur le lin. Enfin la soie ancient madder est la coqueluche de ces dernières années. Elle doit son nom à la garance, utilisée pour teindre le tissu (madder étant juste la traduction de garance), une soie bien particulière qu’on appelle « gomme de soie ». Le résultat est une soie très mate aux couleurs profondes plutôt dans un registre chaud et au toucher crayeux, poudreux, presque rugueux. Elle permet d’éviter le côté brillant du twill de soie, mais se révèle plus délicate à nouer (le tissu « râpe »). Il faut se méfier de marques vendant des soies mates comme de l’ancient madder…

La laine : évidemment, lorsqu’on parle de tissu, on parle de laine. Comparée à la soie, la laine va donner un côté très décontracté à la cravate, ce qui est légèrement oxymorique. Ici aussi, le tissage fait tout. Faire une cravate dans un drap de laine destiné à réaliser des costumes, cela fera une cravate très lisse, qui restera appropriée pour une tenue habillée. Mais un tissage plus épais, plus rugueux conviendra mieux à une tenue d’extérieur, voire « de campagne » comme un costume en tweed. C’est là aussi un tissu qui s’est énormément développé à partir de la fin des années 2000 les nouveaux passionnés cherchant une alternative moins précieuse à la soie. Sous-catégorie de la laine, le cachemire est aussi une option. Il me semble n’en avoir vu qu’uni, certainement car imprimer ce tissu duveteux et garder un résultat satisfaisant serait un exploit.

Le lin : à l’opposé climatique, le lin est aussi un classique. Comme on ne parle pas d’un vêtement mais d’une cravate, le côté estival du lin peut se discuter, personne ne devrait le remarquer même en plein mois de décembre. Ici aussi, c’est le côté mat qui plaît.
Les mélanges : on trouve facilement des mélanges lin-soie ou laine-soie, ils sont idéaux pour trouver un juste milieu de préciosité ou de décontraction entre toutes ces options, d’autant que je ne l’ai pas spécifié, mais le lin, comme la laine supportent l’impression moderne, on ne les cantonne donc plus aux couleurs unies !
Le tricot : voilà un cas à part. La cravate tricot (à bout carré, j’insiste), est une particularité. Pas de spécificité de construction, c’est un simple tube tricoté qu’on ferme à ses deux extrémités. C’est la cravate la plus décontractée qui soit, idéale pour aller avec un jean, elle se marie aussi très bien avec un complet auquel elle va amener un peu de fantaisie et de texture.

Où acheter ?
Voilà une question primordiale ! Pour les cravates, j’ai tendance à privilégier les maisons dont c’est la spécialité. J’en ai testé un certain nombre, voire un nombre certain. Je te présente ici ma sélection personnelle :
Arcuri Cravatte : J’ai découvert la maison Arcuri il y a pas mal d’années. Je reviendrai bientôt plus en détails sur cette magnifique maison qui propose des produits d’une qualité exceptionnelle. Malheureusement, la marque travaille majoritairement en marque blanche il faut donc savoir où en trouver (indice : ce n’est pas compliqué à Paris).

Bigi : La maison Bigi propose depuis 1938 des cravates réalisées artisanalement à Milan. Cette entreprise discrète a su exporter son art, et son style dans le monde entier. La réalisation est impeccable et la sélection de tissus magnifique.

Calabrese 1924 : Autre atelier de référence, la maison Calabrese est une institution napolitaine. Si l’atelier est aussi très sollicité pour des créations en marque blanche, la marque Calabrese 1924 existe depuis un certain temps et est de plus en plus courante. Impossible de ne pas trouver son bonheur tant les options sont multiples.
Chatolufsen : Jeune maison parisienne se revendiquant un héritage de la maison Arnys, Chatolufsen propose une belle gamme de cravates dont des 7 plis en soie mogador particulièrement réussies.
E. G. Cappelli : Patrizio Cappelli est un cravatier particulièrement apprécié des amateurs, et reconnu pour son élégance et son incarnation de la fameuse sprezzatura. Il faut dire qu’au-delà d’avoir été l’un des premiers à proposer de la vente de cravates personnalisées en ligne (ce qui permettait de trouver simplement des modèles 7 plis ou non doublés), il propose une sélection de tissus particulièrement bien choisis. Ne fabricant pas pour d’autres, il peut faire sa sélection et proposer une vision très personnelle de ses goûts en matière de tissus.

E. Marinella : s’il y a une maison qui s’est fait le héraut de la cravate dans le monde, c’est bien Marinella. La célèbre marque, connue pour sa boutique historique Piazza della Vittoria à Naples qui fait à peine 20m², fournit depuis des décennies les connaisseurs et les grands de ce monde. Mais ce n’est pas que ça, elle est un vrai symbole à Naples même, et il n’est pas rare les jours précédant Noël de voir une file de plusieurs dizaines de mètres se former avant l’ouverture de la boutique (à 6h s’il-vous-plaît), ou bien en prenant le café en terrasse un dimanche matin de la fête des pères, voir des dizaines de personnes se balader avec un sac bleu dans les rues de Naples, une fois le modèle idéal trouvé. Une institution qui va bien au-delà des amateurs et des gens qui ont une obligation professionnelle de port, dont Paris ferait bien de s’inspirer…
SpaccaNeapolis : autre jeune maison mais en restant à Naples cette fois-ci, Nicola Radano a fait le pari il y a quelques années en créant SpaccaNeapolis de proposer bien avant que la tendance ne se développe des cravates aux motifs bien plus imposants que ce qui était alors recherché, même par les amateurs. Je me souviens encore des commentaires désespérés qu’on pouvait lire/entendre en France sur l’importabilité de tels motifs. La suite a prouvé qu’il avait raison.

Stefano Cau : Eloignons nous un peu de Naples pour rejoindre Côme, ville impossible à ignorer lorsqu’on parle de soie. Stefano Cau est un expert de la soie imprimée et c’est lui, avec sa femme, qui dirige et conçoit la création de la maison. On trouve de nombreux tissus originaux dans sa proposition, comme du satin de soie particulièrement épais, ou de la grenadine incorporant du shantung.
Ulturale : retournons à Naples enfin pour mentionner une maison plus discrète. Pourtant Ulturale existe depuis 1948 et est un fier représentant de la cravaterie napolitaine. Alors qu’on aurait pu penser il y a une douzaine d’années que la marque se ferait une place auprès du public parisien voire français, en se retrouvant distribuée dans la boutique Noblesses de Naples qui se situait rue de la Paix, l’aventure aura malheureusement duré peu de temps et la marque semble un peu oubliée. Elle mérite pourtant qu’on s’y intéresse.
La cravate : plus complexe qu’il n’y paraît
J’espère que ces informations t’aideront à mieux identifier les belles cravates. Une cravate bien choisie c’est le détail du connaisseur qui se voit tout de suite, le sel de ton plat. Sans compter qu’on en trouve à des tarifs raisonnables (encore plus sur vinted, tu n’as AUCUNE excuse), ce qui te permet de multiplier rapidement ton nombre de tenues sans trop dépenser (un même costume bleu fera des tenues différentes en fonction de la couleur de la cravate, on peut donc le réutiliser plus souvent).


