Sur-mesure : l’expérience au delà du produit

Te souviens-tu de ce que tu faisais le 31 juillet 2015 ? Moi oui. Après une semaine de travail à Milan, j’atterrissais vers 19h à l’aéroport de Naples Capodichino. 30min après je passais les lourdes portes du numéro douze via Giuseppe Fiorelli pour l’un des moments les plus fantastiques de ma vie. Parce que oui, le sur-mesure (la grande bien-sûr, mais aussi la petite ou la demi) va bien au-delà du simple achat d’un produit, c’est une expérience, un moment à vivre, réservé aux chanceux capables de sacrifier un peu de temps pour entrer dans le salon d’un tailleur.

Arrivé ici, je sais ce que tu dois te dire, cela a-t-il encore un sens ? Alors que depuis deux ans la toile n’en a que pour la seconde main, pour le chinage (physique ou sur la toile) de pièces d’exception à un tarif imbattable, reste-t-il des clients souhaitant des vêtements à leurs mesures, confectionnés selon leurs seules envies, et directives sans faire de compromis stylistique ? Je crois que oui. Car pour celui pouvant dépenser le budget nécessaire, l’expérience d’une commande sur mesure au-delà du produit, sera une vraie expérience humaine.

Plutôt que d’essayer de t’en convaincre par de grandes idées, je vais te raconter ma première expérience.

Etape 1 : préparer et choisir

Certains passent la porte d’un tailleur un peu par hasard, voire en urgence, quelques semaines avant leur mariage, sans avoir jamais pensé à leur commande. Ce n’était pas vraiment mon cas. En 2015, cela fait déjà près de 8 ans que j’apprécie le vêtement, 4 bonnes années que je suis un lecteur assidu de différents blogs, forums… Cela fait aussi un an que j’ai une boutique en ligne dédiée au vêtement napolitain, autant dire que je suis déjà très imprégné, et que cette première commande j’y ai longuement réfléchi. Dans ma tête pas mal de choses sont claires : ce sera un costume bleu parce qu’il en faut un, ce sera un trois pièces. J’ai quelques idées de détails en tête, poches, épaules, revers…. Oui, c’est l’apogée de Tumblr, j’ai été gavé de photos splendides du Pitti par The Sartorialist, beaucoup de choses sont évidentes.

Je ne sais pas pour toi, mais lorsqu’il s’agit d’imaginer un nouveau projet, j’ai beaucoup, beaucoup d’idées en tête…

Le vrai défi c’est de choisir le tailleur. Ce choix, je l’ai fait il y a plus d’un an, après ma rencontre avec la famille Ciardi. Nous nous entendons à merveille, nous nous comprenons lorsqu’on parle tailoring, et ils ont exactement le positionnement que je cherche : un tailleur historique assez imperméable aux tendances mais ouverts aux choix stylistiques osés. En gros je veux qu’il soit content de faire des revers disproportionnés mais qu’il ne m’incite pas à mettre des manches chemise partout parce que c’est ce que tout le monde fait. Depuis quelques mois, nous travaillions ensemble sur un autre projet, qui m’a permis de constater leur professionnalisme et la maîtrise technique qu’ils ont de leur produit. Bref, c’est décidé, je zappe la demi-mesure, ma première commande sera directement à la sartoria Ciardi.

Etape 2 : la commande

A peine atterri, je file à l’hôtel poser mes valises, et file à la sartoria. Le programme a de quoi rendre impatient : prendre la commande avant d’aller manger une pizza en bord de mer. Parfait ! Après les politesses d’usage, nous commençons à discuter de mon projet. Jeune actif, ne portant pas le costume au quotidien, je veux quelque chose de polyvalent. Enzo me conseille de considérer un costume gris plus polyvalent que le bleu, mais nous restons finalement sur un bleu (spoiler alert : le gris est plus polyvalent au quotidien). Je choisis un cran sport, d’une largeur mesurée (11cm, adapté à mes vestes de costume, je vais jusqu’à 13 pour une veste sport). Certaines questions sont des affirmations, « pour l’épaule, on fait une épaule classique, pour rester habillé si besoin, pas de spalla camicia on est d’accord ? » Il faut dire que ça tombe sous le sens, pas besoin d’épiloguer. Pour les poches, les plaquées sont logiquement écartées pour la même raison. Rabat ou passepoil ? N’ayant pas de choix de cœur, Enzo me conseille les rabats, quitte à les ranger dans la poche si besoin. Imparable… Dans ce genre de projet, certains détails sont des non-sujet, les boutons ? La doublure ? On part sur un costume bleu, les Ciardi y mettront des choses très classiques, pas besoin de perdre du temps.

Vous avez dit bleu… très bien, mais lequel?

Pour le pantalon, la mode actuelle de tailles excessivement hautes (et dire qu’on s’est longtemps moqué de Chirac, quand on voit Instagram…), je pars donc sur une taille plutôt naturelle. Détestant les side-adjusters et ne portant pas encore les bretelles au quotidien, nous partons sur des passants de ceinture ET des boutons de bretelles (il y a à ce propos un plaisir particulièrement exquis à porter des bretelles avec un pantalon à passants, juste pour voir les intégristes s’indigner d’une telle hérésie, oui messieurs, c’est totalement voulu !!). La double pince s’impose presque d’elle-même ainsi que le revers de 5cm. Très classique finalement. Pour le gilet, idem, droit, 5 boutons, 2 poches, réglé !

Le choix du tissu marque le début d’une méthode que j’utiliserai souvent ensuite. Alors que nous commençons à sortir les liasses, Roberto me dit qu’il lui reste un coupon d’un tissu natté bleu de la maison Holland & Sherry, magnifique, et pas dans les liasses. Ce tissu a un gros avantage : j’en vois plus qu’un carré de 20×20, et je le choisis rapidement, exactement ce qu’il me fallait. Problème, il y a de quoi faire les 3 pièces, mais pas le second pantalon que je comptais commander. La solution ne tarde pas à apparaître, lorsqu’Enzo me rappelle que je veux un ensemble polyvalent, autant commander un second pantalon gris, pour porter la veste en blazer avec. Magnifique ! Je choisirai un tissu gris de la maison Guabello. Avec les années, il m’est devenu fréquent de privilégier ce que le tailleur a en stock à la boutique plutôt que de choisir sur liasse, cela permet de « se passer le tissu » et de voir comment il rend vraiment à la lumière.

Finalement le plus simple, c’est encore ce qu’on peut voir sur place

Reste la prise de mesures. Plutôt rapide, contrairement à ce que vous font croire beaucoup de personnes, il n’y a pas besoin de 50 mesures pour préparer un premier essayage. Reste la question critique. « Pour la longueur on fait quoi ? » alors bien sûr je pourrais rester sur la théorie et répondre « à la moitié du pouce », mais devant le miroir c’est compliqué de se dire si c’est vraiment ça qu’il faut. Face à mon indécision, Enzo s’éclipse et revient avec une veste en cours de réalisation d’un autre client à peu près de mon gabarit. Cela me permet de voir tout de suite où je veux que la veste tombe. Les frères Ciardi me proposent de faire 1cm de moins afin de rendre la coupe plus sportive et faciliter le port de la veste en blazer (oui, c’est un détail, mais la mesure c’est une affaire de détails). Avec le temps, j’ai appris de mon expérience et lorsque je teste un nouveau tailleur/chemisier, je viens avec des pièces dont la coupe me plaît afin de faciliter les échanges.

Etape 2 : Le premier essayage

Petite particularité dans mon cas, mon premier essayage correspond en fait au second. En effet, conscient que je vais devoir faire autant d’allers-retours à Naples qu’il y aura d’essayages les Ciardi me proposent de faire comme en trunk show, directement le second essayage (plus avancé en termes de construction) et de revenir pour l’essayage final (où je devrais normalement pouvoir repartir avec mon costume).

Me voici donc dix semaines plus tard de retour à Naples, ne sachant pas trop à quoi m’attendre. Fin de journée, il fait moins chaud que lors de la prise de mesures. Cette fois-ci Renato Ciardi, le fondateur de la maison est présent. Premier moment important, dans la salle d’essayage, lorsque les pièces arrivent. Tout d’un coup, ce long projet qui a mûri pendant des mois (voire des années depuis ma découverte du monde tailleur) prend vie. Evidemment, à ce moment-là, on est loin d’un complet fini et prêt à l’emploi. Mais quand même, ça y est le coupon de laine devient vêtement, mieux il devient mon vêtement.  Vient alors le moment d’essayer toutes ces pièces. On commence par le pantalon et le gilet. C’est un petit jeu d’équilibriste, la ceinture n’étant pas montée, il faut faire tenir le tout avec une aiguille et essayer d’être naturel avec ces morceaux de tissus bâtis sur nous. Le pantalon, c’est la pièce qui a longtemps été déconsidérée dans le vestiaire masculin. Pourtant, comme c’est celle qui travaille le plus au port, elle m’a toujours semblé primordiale. Et là, c’est la révélation. Tout est parfait. La hauteur de taille, les volumes aux cuisses, le tombé de la jambe… Enfin un pantalon qui me va vraiment ! Le gilet est une pièce un peu plus simple, d’autant que j’ai choisi un modèle relativement standard droit, 5 boutons. On vérifie juste le fit (sans défaut, c’est évident), et la longueur.

Le plus important, lors de l’essayage, l’oeil du tailleur, il va pouvoir tout corriger via les essayages successifs

Vient alors le moment tant attendu. Il faut passer la veste. Avec un peu d’aide, n’oublions pas que tout n’est pas cousu. Et les Ciardi me laissent quelques secondes, seul devant le miroir, à observer la première veste réalisée exclusivement pour moi. A mes yeux de profane, c’est parfait. Rarement une pièce ne m’a été aussi bien, c’est fantastique. C’est alors qu’Enzo commence à me tourner autour. Il scrute le moindre détail, vérifie s’il faudrait ajouter retirer quelques millimètres par-ci par-là, vérifie si cette vague dans le tissu vient de la coupe ou juste de l’absence de la doublure qui limite la fluidité. Bref, tout y passe et les quelques, j’allais dire défauts, mais plutôt points d’amélioration sont identifiés. Après ces quelques minutes où Enzo et Roberto discutent de cet ensemble, intervient la cerise sur le gâteau. Leur père, Renato, qui observait l’essayage silencieux jusqu’ici se rapproche, vérifie un point dans le dos, et c’est reparti, faut-il reprendre ici ou pas ? Les échanges vont bon train sur ce qui me semble un point de détail tant cette veste me semble fantastique. Privilège de l’essayage à l’atelier, Enzo demande à la personne qui va reprendre la veste, de monter (oui, chez les Ciardi, comme à Savile Row, la salle de coupe est au sous-sol), ce qui permet de lui montrer exactement la modification qu’ils ont en tête. Chose toujours plus délicate en trunk show.

Et voilà, le résultat à l’essayage. Oui, j’étais plus jeune

Et voilà. Ce premier essayage est terminé. C’est à la fois très court (moins d’une vingtaine de minutes avant d’aller à la pizzeria) et très intense. Et, il faut bien l’admettre, l’attente va être très longue avant le prochain épisode.

Etape 3 : La réception

Deux mois sont passés depuis l’essayage, j’ai sagement attendu ce SMS qui m’informe que je dois prendre mon billet. Ça y est, je suis de retour à Naples avec le fort espoir de repartir dans 48h avec une housse de costume bien pleine. A peine atterri je file directement à l’atelier. Mon niveau d’excitation est à son maximum. Après toutes ces années à passer des heures à geeker sur le sujet, à lire le moindre texte dédié à la mesure, je m’apprête enfin à entrer dans le cercle privilégié des gens qui s’habillent sur-mesure.

Le costume final porté quelques mois/années plus tard.

Comme la fois précédente, je commence par pouvoir manipuler les trois pièces enfin terminées. Je retrouve tous les détails que j’avais demandés, je comprends enfin ce que veut dire entoilage léger napolitain. Je découvre encore des choses, comme ce petit passant pour ardillon utile pour les pantalons portés avec une ceinture. Vient l’instant décisif, l’essayage final. Je commence par le pantalon, qui se révèle être d’un confort tout à fait exceptionnel comme je n’ai jamais eu l’occasion d’en porter. Puis le gilet. Je note tout de suite la doublure choisie. En effet, nous n’avions pas abordé ce point à la commande, et Roberto m’avait dit avoir la doublure parfaite en stock. Pour un costume très orienté business dans sa philosophie, il a choisi une rayure bleue/blanc qui rappellera un tissu de chemise à rayure bengale, parfait. Un choix que j’aimerais retrouver plus souvent proposé, simple et efficace. Et, bien évidemment je termine par la veste. « Una seconda pelle » comme dirait Renato Ciardi tant elle est légère et confortable. A vrai dire il n’y a pas beaucoup plus à dire. Je passerai une dizaine de minutes face à un miroir, un sourire béat sur le visage.

Je repars donc avec ma housse bien pleine, ravi de cette expérience hors du commun.

Etape 4 : ce que j’ai appris

Cette première expérience a été un (enfin trois) moment particulièrement jouissif pour le geek du vêtement que je suis. Les années ayant passé, il y a un certain nombre de choses que j’ai tirées de cette expérience (et des trop rares autres qui ont suivi) :

  • Venir avec des vêtements qui nous vont : je l’ai écrit plus haut, venir avec des vêtements qu’on aime, qui ont une coupe qu’on apprécie, dans lesquels on se sent bien permettra au tailleur de mieux se rendre compte de nos goûts et nos attentes. De plus, passer chez le tailleur peut être intimidant, autant se sentir à l’aise, au moins dans ses vêtements lorsqu’on y va.
  • Choisir des tissus en stock : c’est quelque chose que j’apprécie car on se rend mieux compte de ce que donnera le tissu en grand. En particulier lorsqu’on cherche un motif un peu conséquent (glen check, carreau fenêtre…). Et puis si le tailleur en a acheté un coupon, c’est certainement qu’il sera heureux de travailler avec…
  • Il faut bien se comprendre avec son tailleur : doit-on forcément devenir ami avec lui comme on vous le montre sur les réseaux sociaux ? pas forcément. En revanche, il faut être sûr qu’il ait une vision du style plutôt en phase avec la tienne, qu’il comprenne facilement (et partage) tes envies, ça évitera de mal se comprendre et qu’il réalise quelque chose qui n’était pas ta demande. Il ne faut pas oublier qu’un costume sur mesure, c’est un projet à deux mains et quatre yeux, la précision du client dans ses demandes est primordiale. Combien de fois ai-je entendu des gens dire qu’ils voulaient un revers large, ou pas trop large ? D’accord, mais selon chacun, large ne veut pas dire la même chose. Pour moi ce sera 12cm, pour d’autre 9cm. Le tailleur ne peut le deviner, mais s’il comprend la même chose que toi, ça évitera les déconvenues.
J’ai même récidivé il y a peu, avec un magnifique blazer en Crispaire

Un moment unique

Je sais qu’en 2023, le marketing autour de l’expérience à vivre a été largement exploité. Et pourtant, lorsque je parle de mesure, c’est ce qui me vient le plus vite à l’esprit. Évidemment, un costume réalisé par un tailleur ce sera une pièce superbe en termes d’artisanat, de coupe… Mais pour beaucoup de clients, c’est trouvable aussi en prêt-à-porter. Il existe des marques qui font des costumes réalisés entièrement à la main comme si c’était de la mesure. Pour peu que tu aies un physique relativement standard, quelques bonnes retouches et ce sera parfait. En une semaine tout sera prêt. Alors qu’est-ce qui explique qu’il existe encore des gens assez fous pour patienter plusieurs mois, et payer un surcoût non négligeable pour de la mesure. Selon moi, tout est dans cette expérience unique, propre à chacun, elle dépendra de ta personnalité, du tailleur que tu choisis. Dans notre vie de plus en plus uberisée, ces moments qu’un artisan te consacre, juste à toi, sans limite de durée pour juste écouter tes envies, c’est du luxe. C’est un plaisir unique, tout autant présent en demi-mesure dite industrielle qu’en grande mesure, ce moment où tu peux enfin passer ces vêtements qui ont été réalisés juste pour toi, ce plaisir de voir le résultat final d’une idée qui a germé dans ton esprit quelques mois plus tôt, c’est toujours excitant. Oui, même après toutes ces années, et différentes commandes, lorsque je reçois une nouvelle pièce, j’ai toujours le même sourire niais devant le miroir, et ça, c’est le plus important.

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